Le Petit Laboratoire

La photographe était une femme – Sexisme ordinaire

EDIT le 10/01/13 : Merci à Ourageis13, qui a bien voulu me donner la parole suite à cet article. Questions pertinentes de Molly Benn, réponses le nez dans mon grog, et reportage au salon de la photo.

Avant tout, soyons clairs : J’adore mon métier.
Si j’allais voir aujourd’hui la Chloé de 8 ans, ou celle de 14 ans, ou celle de 18 ans, et que je leur disais : « Tu sais quoi ? Quand tu seras grande, tu seras photographe »… Je pense qu’elles me répondraient respectivement « Oh qu’c’est bath ! » (oui, j’avais un certain amour du ringard, à l’époque), « Trop bien ! » et « Naaaaan tu déconnes ? ».
Elles me demanderaient certainement aussi comment j’ai fabriqué ma machine à voyager dans le temps, et pourquoi je l’ai pas fait breveter pour vivre en rentière jusqu’à la fin de mes jours.
Mais c’est une autre histoire (Ce qui ne signifie pas que je n’ai pas ma réponse à la question).

Aujourd’hui donc, je vais me plaindre.
Que Chloé (8 ans), Chloé (14 ans) et Chloé (18 ans) veuillent bien me pardonner, mais en même temps, elles  ne sont pas les dernières pour ça non plus.

Je vous aurais bien parlé des difficultés de la vie de freelance, de la concurrence déloyale des amateurs (pas toujours très éclairés), des clients qu’il faut harceler pour qu’ils vous paient enfin, des demandes de retouches supplémentaires complètement délirantes (à ce stade-là, faites de la modélisation 3D directement, les mecs…), de ceux qui refusent de payer pour des photos, de ceux qui demandent des devis avant d’apprendre qu’ils n’ont en fait pas de budget du tout, de ceux qui s’offusquent que je ne travaille pas contre simple mention du copyright (rendue obligatoire par la loi, rappelons-le), de ceux qui voudraient qu’on leur rende les photos retouchées avant même qu’elles soient prises…
BREF.
Non, je ne vous parlerai pas de tout ça.
D’abord, parce que d’autres l’ont fait bien mieux que moi, dans de multiples professions (ouaip, je mets des liens à la fin du post :)).
Ensuite, et surtout, parce que j’aime profondément ce métier, et que tout ça fait malheureusement partie du package (ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas s’indigner, hein).

Non, aujourd’hui, j’y vais un peu plus sur la pointe des pieds. Je vais vous parler… Allez, j’ose le dire…
…Du sexisme auquel je suis confrontée tous les jours dans le cadre de mon travail.

Ça me coûte, d’écrire cet article, et c’est justement pour ça que je le fais.
Pour tous les mécanismes d’auto-censure qui se sont déclenchés dans ma tête quand j’ai commencé à envisager sa rédaction. Toutes ces petites voix empreintes de préjugés.
« Ouais mais tu bosses pas dans le BTP, dans la mécanique ou l’informatique, te plains pas… » et autres « Tu vas passer pour une hystérique », ou encore « Tu vas engendrer des débats sans fin et t’attirer les foudres de tas de mecs en colère… »
Sans compter les « certains de tes clients vont te le faire payer. »
Bah oui, mais c’est justement parce que j’ai pensé tout ça en une fraction de seconde que je trouve important d’écrire cet article.

Prenons une petite précaution :
/!\ OYEZ OYEZ ! Ceci n’est qu’un compte-rendu de mon expérience personnelle. Tout ce que je raconte ici est vrai et, pour la plupart des faits, s’est produit de nombreuses fois. Je ne tire pas de conclusions d’événements isolés, je parle ici de situations récurrentes.
De la même manière, je parle d’individus en particulier et ne cherche pas à stigmatiser la population masculine dans son ensemble… Néanmoins, ces individus sont suffisamment nombreux pour qu’on puisse parler de véritables phénomènes et non pas d’actes ponctuels.
A mes clients : après lecture de cet article, pas la peine de vous torturer mille fois pour vous demander si vous avez fait mal telle ou telle chose… Les concernés ne peuvent que se reconnaître. Et je ne leur en veux pas forcément, ils ne se rendaient pas toujours compte de ce qu’ils faisaient, ni du contexte dans lequel ça s’inscrivait. En espérant que l’article aura un effet davantage pédagogique que vexatoire…

Avant de poster un commentaire haineux si telle est votre volonté, merci de relire ce « oyez oyez » une bonne dizaine de fois et de tourner quarante-trois fois votre clavier dans votre bouche. Euh…

Allez, on y va.

Introduction : Mon phallus avec stabilisateur intégré

Attention, je vais enfoncer des portes ouvertes à grands coups de gros sabots, mais c’est un passage obligé.
En guise d’introduction, donc, je veux bien concéder que l’appareil photographique n’est pas si éloigné de l’appareil génital (géographiquement non plus, d’ailleurs). Qu’on peut en faire, des blagues, à base de gros objectif et tout et tout.
Vous savez quoi ? Même que des fois ça me fait rire.

Et si je n’ai rien contre l’humour potache, néanmoins, je peux vite trouver cet aspect de la photographie un poil glauque.

Petite expérience :
Il y a quelques années, je me rends au Salon de la Photo, à Paris, pour pouvoir tester du matériel, voir des expos et des amis. Je pénètre alors dans un monde totalement différent… Et totalement WTF.
Population essentiellement masculine, pas forcément dans la fleur de l’âge, trimballant des appareils affublés d’ENORMES téléobjectifs… Portés évidemment autour du cou mais beaucoup trop bas, de sorte que j’ai l’impression de débarquer dans une convention nudiste pour victimes d’éléphantiasis avancé.
Pour le dire de façon moins imagée : la connotation phallique crève les yeux. D’autant plus que les mecs en question se jaugent du coin de l’oeil pour vérifier qui a le plus gros, caressent machinalement ledit objectif…
Honnêtement, je vous le dis, c’est ahurissant comme spectacle.  Je me retrouve propulsée au milieu d’une meute de clichés ambulants. Et je dois avouer que je suis un peu mal à l’aise, tellement ces mecs respirent le truc malsain.
(Et puis, entre nous : pourquoi trimballer un téléobjectif hors de prix dans un salon comme celui-là ?? Pour prendre en photo les stands ?? Come on…)

Allez, encore quelques précisions de circonstance : Non, je ne pense pas que tous les photographes soient comme ça (mais alors vraiment pas).
Juste pour dire que ce genre de rassemblement donne à voir très clairement cette fameuse analogie entre l’appareil photo et le kiki.

La fille devant et l’homme derrière

Mais si ça s’était arrêté là, peut-être que je me serais contentée de ricaner comme une collégienne quand un prof dit « bitte d’amarrage » (ce qui n’arrive pas forcément quotidiennement, mais je cherchais un exemple, pardon).

Seulement voilà, ça ne s’arrêtait pas là. Un petit point concernant le titre ci-dessus.
Fille : personne de sexe féminin, relativement jeune.
Homme : personne de sexe masculin, adulte.
Devant l’appareil photo, derrière l’appareil photo.

Continuons notre petite expédition au Salon de la Photo si vous le voulez bien.
Paradis formidable de la course à l’armement photographique, le Salon de la Photo propose de quoi dépenser toute une vie de salaire… Mais aussi la possibilité de tester ces petits engins merveilleux. Qu’à cela ne tienne, approchons-nous des stands de test.
Comme je le disais plus haut, prendre des photos de stand, c’est un petit peu chiant. Qu’à cela ne tienne : Canon, Nikon, Sony et les autres mettent des modèles à disposition des testeurs. Par modèles, j’entends ça (vous pouvez lire les commentaires, ça illustre magnifiquement mon propos. Mention spéciale pour le « que mon serpent serait charmè par cette beautè mdr »). Sur tous les stands, donc, des filles à moitié à poil sur des estrades, qui se trémoussent, caressent des serpents (meuuuuh non c’est pas phallique un serpent, vous avez vraiment l’esprit mal tourné)… Et pas un seul mec sur scène.
Par contre, en bas, ça mitraille sec, et j’y vois pas beaucoup de filles.

Encore une fois, un salon comme celui-là catalyse un phénomène bien connu du milieu.
Combien de fois je suis tombée sur des sites de mecs qui ne prennent en photo que des filles plus ou moins dévêtues… Et qui expliquent qu’ils veulent « sublimer la beauté et les courbes de la femme »… Je veux bien, hein, c’est valable comme démarche, mais aussi répandu, ça devient suspect.
Idem pour les magazines photo qui proposent des « HORS SERIE SPECIAL NU » toutes les deux semaines… Où on trouvera globalement très peu d’hommes immortalisés. Et surtout pas en couverture, grands dieux non. Pas de vieilles non plus, ni de grosses d’ailleurs (sauf enceinte, allez, ça peut passer).

Voilà la femme telle qu’elle existe (la majeure partie du temps) à travers la photographie grand public (par là, j’entends sans engagement et démarche artistique forts et revendiqués) : la femme est jeune, la femme est belle, la femme est mince, la femme est lisse, les seins de la femme ne connaissent pas la gravité. En dehors de ces canons, pas d’existence photographique ou presque.
Evidemment, je vous enfonce des portes ouvertes là, bien sûr que vous avez regardé les magazines de mode et déploré le règne de la femme-objet et de la femme plastiquement impossible… Mais je vous parle ici de photo plus ou moins amateur, de photo-loisir : ce qui montre bien que ce regard sur le corps de la femme est bien plus insidieux, qu’il atteint un large public, dans une sphère relativement privée. C’est un automatisme de pensée, pas seulement une image dont on s’indigne dans les médias.

Je ne nie pas qu’il existe des démarches différentes, et bien heureusement. Encore une fois, je vous parle du quidam photographe du dimanche (pas de celui qui prend des photos de coccinelle ou de paysage, lui, je le laisse là où il est).
Cependant, on retrouve cette logique même dans l’art du portrait : on aura tendance à sublimer et lisser les femmes, tandis qu’on appréciera qu’un homme soit buriné, que les pores de la peau soient apparents… On matifiera un visage féminin tandis qu’un visage masculin pourra luire un peu, parce que la sueur c’est sexy sur un mec mais pas sur une fille. (Il y a des contre-exemples, mais c’est une tendance globale, un automatisme de représentation).

Dernière anecdote sur le sujet : Je visitais une exposition lors du Festival des Rencontres Photographiques d’Arles, appareil photo en bandoulière… Un quinquagénaire lui aussi photographe a voulu me complimenter. Il m’a un peu tourné autour, m’a dévisagée, puis il a pointé du doigt mon appareil et m’a dit « Avec un physique comme le vôtre, vous feriez mieux d’être de l’autre côté de l’appareil ».
Ça se voulait très certainement gentil et inventif. N’empêche que ça m’a agacée (j’ai quand même marmonné un merci poli, je suis extrêmement bien élevée. Coucou maman !) Pourquoi ? Parce que quelque part, ce « vous feriez mieux » sous-entendait que ce que je pouvais photographier ne serait de toute façon pas à la hauteur. Et qu’un physique, quand on est une femme, on a le devoir de l’exploiter.
Je ne connais aucune femme qui se permettrait d’aborder un mec qu’elle ne connaît pas pour lui dire la même chose. Et si elle le faisait, il y a fort à parier qu’on la croirait folle ou qu’on la traiterait haut et fort de salope.

Mecsplication et illégitimité

Or, l’inégalité et le sexisme se nichent là. Dans l’écart entre ce qu’un homme peut se permettre face à une femme et ce qu’une femme peut se permettre face à un homme.
Ce qui me fatigue, ce sont ces situations tellement fréquentes où, en tant que photographe femme, je dois davantage faire mes preuves qu’un homme.
Cette partie de l’article va être plus difficile à écrire, parce qu’elle se base sur des expériences tout à fait personnelles, non vérifiables, sur du ressenti, des regards, des sous-entendus… D’autre part, certaines situations sont peut-être imputables au fait que je suis jeune et que mes interlocuteurs s’en aperçoivent. Néanmoins, je trouve que ce genre de témoignages manque cruellement, et il me semble nécessaire d’apporter ma pierre à l’édifice.

D’abord, un petit point sur le terme de « mecsplication ». Je ne peux que vous enjoindre à lire cet excellent article. Pour les flemmards (je ne vous félicite pas), la mecsplication (équivalent français de l’anglais « mansplaining ») est un concept qui décrit une forme de condescendance sexiste. Un homme mecsplique quand il conteste, par principe, l’expertise d’une femme sur un sujet qu’elle maîtrise de toute évidence mieux que lui, pour la simple et bonne raison qu’elle est une femme. C’est un petit peu l’inverse du bénéfice du doute, teinté de machisme. Ça a l’air chouette, non ? Alors allez lire l’article maintenant, il explique ça tellement mieux que moi. C’est bourré de nuances et de remarques intelligentes (entre autres, l’auteur explique que les hommes sont aussi les victimes de ce phénomène, ou encore qu’une femme peut mecspliquer).

Or, la mecsplication, c’est un peu mon quotidien en tant que photographe. Les situations que je vais vous décrire pourraient rentrer dans la simple case « condescendance », sauf qu’en cinq ans de boulot, je n’ai jamais reçu ces remarques de la part d’une femme. Et pourtant, promis, je fréquente autant de femmes que d’hommes.

Lorsque je vais réaliser un travail de commande, je suis là en tant que professionnelle : c’est un fait affiché, annoncé, visible. Malgré cela, il y a toujours quelqu’un pour me demander qui m’a pistonnée ou si je suis stagiaire. Mettons tout cela sur le compte de mon jeune âge, admettons, je veux bien fermer les yeux là-dessus.
Ce qui m’embête plus, c’est qu’il y a TOUJOURS, à un moment donné, un Monsieur Jemyconnais qui vient remettre en cause le moindre de mes choix et sous-entendre que je ne sais pas ce que je fais.

Il y a toujours quelqu’un qui a investi des sous dans du matériel photo haut de gamme, et qui vient me raconter que ses optiques sont meilleures que les miennes. C’est un petit peu le problème de la photo : je parlais plus haut de course à l’armement technique, et c’est réellement ça : l’illusion qu’un matériel plus coûteux va vous rendre meilleur… Sauf que ça ne marche pas comme ça. Oui, à un certain niveau, on peut être limité par son matériel et avoir besoin d’un boitier ou d’un objectif qui offre plus de possibilités. Néanmoins, un bon photographe fera des clichés merveilleux avec un simple sténopé (c’est-à-dire une boîte avec un trou et du papier photo).

Non content de me dire que son objectif est plus gros que le mien, Monsieur Jemyconnais enchaîne ensuite en vérifiant mon angle de prise de vue ou en me demandant quels sont mes réglages. En général je suis plutôt sympa, je lui réponds. Ce à quoi il réagit en grinçant des dents, en me demandant si je suis sûre, ou en m’expliquant carrément qu’il ne faut pas faire ça, que lui ne ferait jamais ça. Je suis ouverte à la critique constructive, je n’ai pas de problème avec ça, sauf que là, on parle de mon métier. Que j’exerce depuis cinq ans. Face à quelqu’un qui fait trois photos le dimanche pour se détendre. Mon appareil, je le connais par coeur, je le manipule les yeux fermés, je peux même mimer n’importe quel réglage sans l’avoir entre les mains. Des photos, j’en fais tous les jours, parfois en grande quantité. Et quand bien même je n’ai pas d’appareil avec moi, je fais travailler mon regard en permanence. J’ai le cadrage du 50mm, du 35, du 24, du 105 dans les yeux. Je regarde la couleur de la lumière, je mesure son intensité dans ma tête. Donc non, je n’accepte pas que Monsieur Jemyconnais vienne me dire que j’ai tort puisque, a priori, je m’y connais plus que lui. Et si ce n’est pas le cas, soit. Mais qu’il me laisse travailler tranquillement et aille guérir sa frustration avec son propre appareil photo. Moi, je suis occupée et, contrairement à lui, j’ai une obligation de résultat.

Monsieur Jemyconnais me demande souvent si je serais capable de refaire la même photo en argentique (oui monsieur) pour vérifier que je suis vraiment compétente. Ou alors il attend de moi que je connaisse toutes les références de boitiers Pentax, Sony, Fuji, Nikon et Canon et me cite des suites de chiffres et de lettres pour voir ce que j’ai en dire. Sauf qu’en vrai, à part si je souhaite changer d’appareil sous peu, globalement je m’en tamponne. Je travaille avec mon matériel, que je maîtrise, et ça s’arrête là.

Comme je l’ai dit, peut-être qu’il s’agit de simple condescendance sans connotation sexiste (même je n’ai jamais rencontré de Madame Jemyconnais). Peut-être que mon âge n’entre même pas en jeu. Peut-être que de nombreux collègues masculins plus ou moins âgés peuvent se plaindre du même phénomène. Toujours est-il que je suis épuisée par cette mise en compétition systématique… D’autant plus qu’elle porte en elle un présupposé de domination de la part de Monsieur Jemyconnais. Et qu’elle s’inscrit dans un contexte machiste relativement lourd. En résumé : je laisse le bénéfice du doute à Monsieur Jemyconnais, mais il faudrait qu’il prenne conscience de l’environnement machiste dans lequel je dois faire ma place.

Femme d’abord, professionnelle ensuite

Parlons-en, de ma place. Puisque visiblement, mon genre la définit.
Quand je travaille, je ne pense pas au fait que je suis une femme. Je suis photographe, c’est tout : ma fonction est d’immortaliser un évènement, de tirer le portrait d’une personne, de sublimer ce qui est en train de se passer. J’ai été engagée pour ma compétence en la matière et pour mon expérience. Je ne crois pas que celles-ci soient dépendantes de mon genre.

Et pourtant, je suis sans cesse renvoyée au fait que je suis une fille. Comment ? Par des blagues graveleuses ou des tentatives de drague plus ou moins insistantes. Rappelons-le, je suis là dans le cadre de mon travail.
Vous avez déjà vu un plombier se prend des vannes tendancieuses par une femme, ou se faire ouvertement draguer par elle ? Ouip, dans des films paspourlesenfants, admettons.
Eh ben en fait, quand on n’est pas intéressée, quand on est juste concentrée sur son travail, c’est quelque chose de très désagréable. Voire d’inquiétant, quand on est en séance photo chez un particulier, en tête à tête avec lui. Bah oui, on n’y pense pas forcément sur le moment, mais ce n’est pas rien que d’aller toute seule chez un inconnu…

D’autant plus que la vie, c’est pas un self-service. Tout comme une fille qui se balade dans la rue ne le fait pas dans le but de se faire aborder par des gros lourds, une photographe en plein travail n’est pas à disposition du premier dragueur qui passe. Je suis en train de bosser, j’ai pas besoin d’une expertise sur mes charmes.

On pourrait croire que ce genre de situations relève de l’anecdote, malheureusement non, c’est assez récurrent. Quand je fais une séance de portrait, j’essaie de mettre à l’aise la personne, de l’amener à passer un bon moment pour obtenir une photo d’elle qui lui plaira à elle aussi. Il suffit d’un rien pour que les muscles d’un visage se tendent ou se détendent, et puis tant qu’à faire, autant passer un bon moment. Sauf que j’imagine que cette gentillesse de ma part doit porter à confusion. J’ai beau rester on ne peut plus professionnelle, je ne compte plus le nombre de fois où, à la suite d’une prise de vue, j’ai été assaillie de mails, de sms, de coups de téléphone, et de « revoyons-nous » insistants… Et parfois, ça se corse quand j’explique que ben en fait non.
Quelle solution s’offre à moi dans ce genre de cas ? Est-ce que je suis une sale petite allumeuse parce que j’ai été agréable avec un client ? Je me suis beaucoup posé la question à mes débuts, j’ai pensé que c’était de ma faute, que je n’étais pas claire… Aujourd’hui, je sais que c’est faux. Et que ce n’est pas moi qui suis à blâmer quand ma fonction passe après ce que j’ai (pas) entre les jambes. Je sais que je suis gentille avec mes clients parce que j’arrive toujours avec un présupposé positif : on ne fait pas de portrait si on n’aime pas les gens. Et je ne troquerai pas cette vision du monde contre mon petit confort de fille qui en a marre d’être draguée par ses clients.

Néanmoins, la situation est réellement fréquente et me met parfois dans des positions particulièrement inconfortables. Par exemple, ce convive d’un mariage qui, après m’avoir fixée non-stop pendant cinq heures, m’a prévenue qu’il avait pris ma carte de visite, qu’il avait mon numéro, mon mail, et qu’il avait DECIDE que nous nous reverrions. Unilatéralement, oui. Je l’ai prévenu que je n’étais pas disponible. Il m’a répondu qu’il m’inviterait au restaurant et que comme ça je ne pourrais pas refuser. Tout ça sur un ton extrêmement froid et autoritaire… Et effectivement, j’ai rapidement reçu un mail long et flippant.
Encore une fois, ça remet plein de choses en question : est-ce qu’il est sûr pour moi de laisser mes coordonnées sur mes cartes de visite, de les laisser en libre-service dans des mariages où il y a parfois plus de 200 invités… ? Bon sang, qu’est-ce que j’aimerais ne pas avoir à me poser ces questions. Et le DJ, lui, a pu faire son boulot tranquillement… Etrangement, aucune femme n’est venue lui décréter qu’ils se reverraient et qu’il ne pourrait pas refuser.

Sur un ton plus léger mais que la répétition rend bien pénible au bout d’un moment, il y a aussi la traditionnelle blague du « Vous prenez tout le monde en photo, mais vous, vous avez pas envie qu’on vous prenne ? » avec moults clins d’oeil et coups de coude (« Qu’on vous PRENNE, hein, PRENNE, héhéhéhéhéhéhé »). De temps en temps, j’ai un peu envie de répondre « AAAAah c’est une blague pour dire « Et si on baisait ? » Oh la la dites donc c’est vachement marrant, venez, on y va tout de suite grand fou ! Vous avez des capotes ? » juste pour voir leur tête.
…Mais je suis une professionnelle. Hinhin.

Conclusion : Décompte des victimes

Voilà. Cet article avait pour but de vous évoquer l’atmosphère dans laquelle j’évolue très régulièrement, dans le cadre de mon métier. Ça ne m’a pas fait plaisir de l’écrire, mais ça me semblait nécessaire de dire haut et fort que oui, notre société est imprégnée de sexisme. Et que j’y suis confrontée à peu près tous les jours.
J’invite tout le monde, homme ou femme, à témoigner dans les commentaires de cette réalité (et partagez vos liens vers des articles chouettes, aussi).

Je dis « homme ou femme », parce que je ne pense pas que nous soyons les seules victimes de cet état de fait. La méfiance que toutes ces situations ont pu engendrer est très dommageable à tous les hommes qui se comportent correctement et qui n’ont pas demandé à payer pour les autres. Cet article ne vise pas l’ensemble de la gente masculine, EVIDEMMENT. Ceux qui n’ont rien à se reprocher sont maintenant au courant de ce que font les autres. Ceux qui se permettent une blague un peu lourde ou une drague un peu insistante de temps en temps – mais qui ne se considèrent pas comme des machistes – doivent essayer de comprendre qu’ils n’arrivent pas dans un contexte neutre ou vierge, mais qu’ils contribuent à une accumulation de situations qui peuvent être pénibles pour une femme. Je n’ai évoqué ici qu’un contexte professionnel bien précis, parce que les autres témoignages pullulent sur la toile…
Messieurs, vous êtes outrés par cet article ? Tant mieux, indignez-vous ! Et utilisez cette indignation pour comprendre le sexisme et les machos relous avec nous, on ne sera jamais trop nombreux.

Quant aux photographes, qu’ils répondent à ce cliché du quinquagénaire à gros objectif ou non, qu’ils prennent en photo uniquement des famapoil ou non, JE NE VOUS MONTRE PAS DU DOIGT. C’est à chacun de voir s’il se sent concerné ou non. Vous ne l’êtes pas ? Parfait. Aidez-nous, vous aussi.
Et je le répète, ce n’est pas parce qu’on ne prend en photo que des filles toutes nues qu’on est forcément un vilain machiste vilain vilain. C’est la multiplication du phénomène qui est louche. Ça ne veut pas dire que ça ne devrait pas exister.

J’aurais pu aborder la réalité de ce que vivent les mannequins et modèles féminins, qui participent à cet état des choses, souvent totalement involontairement. Je ne rentrerai pas dans le débat de ce qu’elles doivent faire ou non, je connais trop peu leur milieu pour me permettre le moindre jugement ou conseil. Je sais seulement que celles que j’ai fréquentées avaient toujours leur anecdote du photographe qui prend pour acquis que séance photo = séance de sexe ultérieure…

Merci d’avoir lu jusque là, n’hésitez pas à partager, à contribuer, à réagir.

***

C’était long, mais je vous laisse quand même avec des liens qui font avancer le Schmilblik :

C’est quoi la mecsplication ? (Non, je n’en démordrai pas).

Blog féministe formidable.
Pareil, mais plus orienté sur la question du genre.

Plein d’articles intéressants, pédagogiques et actuels.

Dwam, la parfaite illustration qu’on peut être une excellente photographe de filles toutes nues et dire des choses très intéressantes sur le féminisme, le genre, et les questions queer.
Projet photo d’étudiants de Cambridge autour d’une question : « Why do I need feminism ? » Les réponses sont incroyablement quotidiennes et évidentes.

And now for something completely different :
Comme promis, des free-lances qui râlent sur leurs conditions de travail.

Un blog très drôle où un maçon est confronté aux mêmes conditions de travail qu’un graphiste.
Compilation d’anecdotes de free-lance sur des conditions abusives.
Webcomics d’un canard photographe.

Cette entrée a été publiée le 14 octobre 2013 à 2:31 . Elle est classée dans Uncategorized et taguée , , , , , , , , , , . Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

187 réflexions sur “La photographe était une femme – Sexisme ordinaire

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  1. Le , Marie perrey a dit:

    Merci pour ton article. C’est ce que je ressens tous les jours depuis 50 ans. Des femmes nues pour vendre une cuisine ou des voitures… je fais de la moto et « pour une femme » je conduis bien.
    En lisant ton article, je me suis quand même tapé une bonne femme maigre à poil et 0 mec! Le pourcentage reste et la chair de femme continue à vendre dans tre les positions ou circonstance! Grrrr!

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