Le Petit Laboratoire

Heureusement que je suis une plouc

Autoportrait, novembre 2004

J’en ai passé, des années dans la salle d’attente de la vie. C’est comme ça que je me remémore mon adolescence, d’ailleurs. Comme un trépignement permanent au seuil de quelque chose, que je pressentais mais qui tardait à venir.

Mon corps l’avait compris avant moi, me dotant d’une carrure d’adulte dès l’entrée en sixième. Du haut de mon mètre quatre-vingt, j’apercevais mieux l’horizon de la vie future, sa liberté. Ça me faisait envie.

J’ai triché plusieurs fois, à m’aventurer aux limites de la salle d’attente. J’ai pris le train seule, souvent. J’ai lu des livres exigeants, tenu le crachoir aux adultes, ri à des blagues qui n’étaient clairement pas de mon âge. C’était important de montrer que j’avais compris, que j’étais prête à être intronisée dans la confrérie des grandes personnes. Surtout, qu’on ne me sous-estime pas.

J’avais dans la tête un monde qui ne demandait qu’à être découvert. J’étais l’Amérique avant Christophe Colomb : habitée, mais inconnue de la société dite « civilisée »… la seule qui compte. J’étais persuadée que si on comprenait ce que je contenais en moi, on m’émanciperait d’un seul coup, en disant « pardon, c’était une erreur, bienvenue chez les adultes ».

Mais non, rien à faire. Je restais, au mieux, une adolescente. Au pire… une enfant.

Alors ma faim de validation s’est transformée en voracité, tout est devenu bon à prendre. Tout pour être vue. Les films et les livres m’ont soufflé qu’une vraie femme se reflétait dans le regard des hommes. Les garçons de mon âge n’en étaient pas et, de toute façon, ils ne s’intéressaient pas à moi. Mais il y avait les autres. Ces vieux qui laissent traîner la main sur la taille en disant bonjour et qui dévorent du regard, qui répètent mille fois qu’on est belle, très. Il y avait les « oh je t’aurais donné beaucoup plus », les « tu es tellement mûre pour ton âge » et les « il aura bien de la chance, ton petit copain ». Personne n’interrogeait mon désir, et surtout pas moi.

Néanmoins, ils étaient les seuls à me dire que, dans le fond, j’étais déjà une adulte. J’avais la sensation qu’ils me voyaient. Bien sûr, ils s’attardaient d’abord sur la dimension charnelle, mais il ne s’agissait que de la porte d’entrée vers le véritable moi. Pour eux, j’étais « fascinante ».

Les compliments avaient la forme exacte de ma faille, je les pensais sincères. Et s’ils émanaient de figures d’autorité, la réparation semblait encore plus parfaite. Alors heureusement que je suis une plouc : là où j’ai grandi, les figures d’autorité n’avaient rien de colosses ou de monstres sacrés. Tout juste des monstres ordinaires à qui on a donné un peu de pouvoir. Prof, moniteur d’auto-école… J’ai fini par accepter les rustines qu’ils m’offraient, parce que j’en avais terriblement besoin. Et que je croyais à leurs contes de fées.

Quand j’ai découvert l’histoire de Vanessa Springora, j’ai été prise de vertiges. Horrifiée, depuis ma place d’adulte, d’apprendre ce qu’un vieux dégueulasse avait commis sur une adolescente. Mortifiée, en tant qu’ancienne enfant impatiente, de me dire que, si j’en avais eu l’occasion, j’aurais couru dans les bras de Matzneff. Si un homme de lettres m’avait choisie, s’il avait valorisé mes mots autant que mon corps, je n’aurais jamais su lui échapper. Et les déclinaisons du piège sont nombreuses : si un réalisateur m’avait promis un destin de muse, j’aurais aussi pu forcer mon désir… Tout, pour qu’un adulte me dise : moi, je te vois, et je sais que tu es bien plus qu’une gamine.

Heureusement que je suis une plouc. Heureusement que je viens de nulle part, qu’on ne fabrique pas d’idoles ou de personnalités préférées des français par chez moi. Aucun des types médiocres de mon adolescence ne m’a détruite, aucun n’a étouffé ni permis ce que je suis aujourd’hui. Je ne leur dois rien, sinon un petit morceau de ma colère.

N’empêche que chaque scandale réveille cette conscience insupportable : les Matzneff, les Jacquot et les Ruggia sont parmi nous. Ils n’ont pas forcément d’œuvres derrière lesquelles (mal) se cacher, pas de discours pour justifier les pièges qu’ils referment sur de toutes jeunes filles.

Partout, ils existent et ils chassent. Pendant longtemps, avant le féminisme, avant metoo, j’ai cru que j’étais la seule ou presque. J’ai cru que ces hommes avaient aimé en moi quelque chose d’exceptionnel. Puis j’ai compris qu’ils avaient été alléchés par ma naïveté et ma vulnérabilité inconsciente. Alors, j’ai blâmé les blessures mal refermées, je me suis dit que je les avais trop négligées… Et tout ce temps durant, j’ai imaginé que j’avais consenti.

Pour que se nouent les derniers fils de ma prise de conscience, il aura fallu qu’on me convoque à la gendarmerie, plus de dix ans après. Qu’on me demande si je voulais ajouter ma plainte à la liste des autres, qu’on me raconte les gamines qui ont su dire non, mais qui n’ont pas été écoutées. Je n’étais plus l’exception séduisante. Et tout cela n’avait plus rien d’une aventure foutraque à raconter en fin de soirée. Pourtant, j’ai refusé la voie de la justice, par confusion et parce que je n’étais une bonne victime. À ma décharge : je découvrais tout juste que j’en étais une.

Aujourd’hui, je suis devenue très exactement le genre de femmes que les prédateurs de mon adolescence exècrent. Le repoussoir qu’ils évoquent pour justifier leurs « attirances peu conventionnelles ».

Heureusement, mes monstres d’adolescence ne sont personne. Ils vivent dans un coin isolé et sinistré du pays. On ne leur tend pas de micros, on ne dresse pas de piédestal sur mesure pour eux. Je n’ai pas à affronter leur image chaque jour, aucun média ne me demandera de justifier ce que j’ai pu croire, affirmer ou écrire dans la salle d’attente de la vie.

Heureusement que je suis une plouc.

[Ce texte m’a tourné dans la tête pendant des jours suite aux prises de parole de Judith Godrèche. Il est enfin sorti après la lecture de ce post de Fiona Schmidt. Merci à celles qui ouvrent la voie.]

[Ah et oui, il semblerait que je ressuscite mon blog pour y poster des textes.]

Cette entrée a été publiée le 14 février 2024 à 7:22 et est classée dans Uncategorized. Bookmarquez ce permalien. Suivre les commentaires de cet article par RSS.

3 réflexions sur “Heureusement que je suis une plouc

  1. Le , acoisine a dit:

    Merci pour ce texte qui décrit un sentiment partagé 😉 effectivement la célébrité complique les choses et fragilise les jeune femme. Elle a le mérite, via certaines porte parole de donner plus de visibilité à des problématiques aussi importante que les violences sexuelles… Pourtant autant, ces violences sont installées de manière incidieuse partout, dans tous les milieux…

  2. Pingback: Khrys’presso du lundi 26 février 2024 – Framablog

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