Tous les ans depuis 2011, je fais mon bilan de l’année, en choisissant une photo par mois. J’obtiens à peu près toujours un résultat très emblématique de ce qui s’est passé.
Cette année, je n’ai rien publié sur mon blog. Mon dernier post, c’est justement celui du bilan 2020. Je ne m’étais même pas aperçu de ce silence avant aujourd’hui, pour la simple et bonne raison que cette année a été marquée – comme la précédente – par une succession étrange d’étirements et de condensations du temps. Et que je n’ai, pour ainsi dire, rien suivi, rien compris.
En 2020, on attendait beaucoup de 2021. On ne s’imaginait pas qu’une nouvelle vague frapperait la France à l’heure où j’écris ces lignes. On ne s’imaginerait pas les pics hallucinants sur les graphiques des statistiques, malgré les vaccins, malgré tout. Alors cette fois encore, le bilan de l’année est en dents de scie. Il alterne les moments d’envol, d’espoir, et ceux où tout est un peu morne, voire franchement déprimant. Désolée pour le manque d’entrain, mais promis, on va essayer d’en faire du joli quand même.
Janvier : Je n’ai pas vu venir le début d’année. Ou plutôt, j’espérais naïvement qu’il soit un véritable départ, un mouvement vers quelque chose d’autre. Mais janvier démarre sous le signe du couvre-feu, de la respiration qu’on retient. J’accuse le coup. Et quand la neige tombe enfin sur la ville, c’est comme un pansement sur toutes ces angoisses, toute cette fatigue pandémique. Alors je sors avec mon appareil et mon masque. Il emprisonne les nuages que mon souffle devrait dessiner à chaque expiration. Je brave la frontière invisible qui, quelques mois plus tôt, représentait mon kilomètre autorisé. Le parc est désert, les flocons tombent tranquillement. J’attends que 2021 montre son visage.Février : La mélancolie du mois précédent, cette impression de recommencer la même année sans fin, tout ça est balayé par un nouveau projet. Avec les photographes Lisa Miquet et Alessandro Clemenza – et grâce à l’association Plateau Urbain – nous posons nos valises dans notre nouveau studio : Le studio Calembour. Le mois se passe dans la peinture, l’acétone et les brocantes, à essayer de transformer ce qui fut un bureau administratif à la moquette tachée en un cocon accueillant pour nos futures séances photo. Avant même la fin des menus travaux, j’étrenne les lieux avec Aesalya, une modèle que je voulais faire poser depuis si longtemps. Je me sens bien, à ma place, c’est le début de quelque chose.Mars : L’aventure du Studio Calembour bat son plein. Avec ma complice, la maquilleuse Eléonore Mixay, on imagine des tas de personnages et d’univers colorés, plus ou moins grinçants, plus ou moins flamboyants. Et lors d’une séance photo, tout s’accélère, tout s’improvise. Eléonore me demande si elle peut me maquiller. J’en ressors avec cette peinture de guerre, si puissante. Ce que je vois dans le miroir me plaît, mon visage se met à raconter quelque chose que je taisais, la colère et la détermination des derniers mois affleurent. Cette photo, c’est une catharsis, mais c’est aussi le résultat du climat de confiance et d’amitié qui s’est construit, séance après séance, aux côtés d’Eléonore. Sans tous les mots échangés, les confidences partagées, cette image – qui est finalement un portrait de nous deux – n’existerait pas. Ou du moins, elle ne porterait pas en elle une telle justesse.Avril : Le printemps charrie avec lui ses espoirs d’un retour à la normale. Ce sont mes premières séances en extérieur depuis bien longtemps. Une des premières commandes du printemps, c’est celle de la journaliste Nora Bouazzouni, qui a besoin de portraits. Nora et moi, nous nous sommes croisées pour la première fois juste avant la pandémie, avant que l’on sache que tout allait basculer. J’avais sûrement une coupette à la main, on parlait fort et près les un•e•s des autres. Sans masque, et sans même l’idée du masque. On s’était bien entendues ce soir-là, et je crois que c’était l’une de mes dernières sorties. Quand je retrouve Nora de l’autre côté des confinements, je retrouve aussi cette amitié spontanée que j’avais ressentie pour elle. Je prends plaisir à faire son portrait, à chercher comment mettre en valeur ce mélange de douceur, de détermination, d’humour et de très grande intelligence. Il fait beau, nous déambulons ensemble une fois l’appareil rangé, parlons de nos indignations et de nos enthousiasmes. Nous dépassons l’heure du couvre-feu, assises sur un banc. Et j’espère que le printemps va me permettre, à nouveau, de lier des amitiés, de boire des verres, de chanter au karaoké, d’être présente aux choses sans toujours m’inquiéter d’être contaminée.Mai : Le printemps se poursuit, c’est à mon tour d’éclore. Sur un coup de tête (c’est le cas de le dire…), je redeviens blonde. Ou même, rosée. J’ai la sensation que tout s’éclaircit, que je me trimballe avec une petite lumière au-dessus du visage, comme un poisson lanterne pastel. Dans la foulée, j’apprends que je suis acceptée dans la Cité des scénaristes, une formation de scénariste ciné/télé/animation basée sur un compagnonnage, dans une optique d’insertion professionnelle à court terme. Je me jette à corps perdu dans toutes ces opportunités nouvelles, entre le studio et la Cité : j’apprends, j’essaie, je travaille. Enfin, un vrai souffle de nouveauté.Juin : Je cours. J’ai la sensation que chaque seconde est une seconde travaillée. Mes journées s’agencent comme un jeu de tétris, dans lequel faire la vaisselle ou prendre une douche deviendrait la récompense de fin de niveau. Je passe ma vie dehors, que ce soit pour me rendre à ma formation, ou pour honorer les commandes photo qui affluent. Certaines d’elles attendent depuis très longtemps, reportées soit à cause du contexte sanitaire, soit à cause du mauvais temps. Je cours, je cours, je cours. Et je ne m’arrête pas pour interroger ma course.Juillet : Comme tous les ans, la saison des mariages bat son plein. Retrouver les gestes que je connais, les réflexes, le rythme de la fête : tout ça m’enthousiasme. Je cours toujours, je ne reprends pas mon souffle, mais je m’émerveille beaucoup. Comme lors de ce mariage, celui de Pénélope et Waxx, où je ressens une forme d’évidence. Je suis là où je dois être, entourée de beauté et d’émotions. Je rencontre des gens merveilleux, et tout ça a le parfum de la liberté.Août : Le rythme ralentit, et je découvre, abasourdie, la fatigue accumulée. J’essaie de rattraper le retard, de toutes les choses que j’avais mises de côté, à la recherche du temps gagné. En Bretagne, il fait gris une bonne partie du temps. Au Cap-Sizun, je retrouve J & K, avec qui on avait prévu une séance photo en forme de baignade. Finalement, la météo n’est pas avec nous. Mais il y a le vent chargé de sel, les cheveux qui volent, les falaises couvertes de fougères. Ce n’était peut-être pas l’été qu’on avait imaginé, mais à ce moment-là, c’est ce qui s’approche le plus pour moi de vacances.Septembre : Pour moi, c’est une rentrée qui n’a pas été précédée d’une réelle pause. Je suis fatiguée. Je continue ma formation à la Cité des Scénaristes, j’essaie de jongler avec mon métier de photographe. C’est dur. Au milieu de tout ça, la plus jolie nouvelle de l’année débarque. Je suis appelée par Gallimard Jeunesse pour tirer le portrait d’Audrey Faulot, la gagnante de leur concours du 1er roman. Sauf qu’Audrey, c’est l’amie que j’ai rencontrée sur un forum d’écriture quand j’avais 10 ans. Et que son roman, La Clé des champs, elle a commencé à l’écrire sur un fauteuil à côté de moi, et que j’en ai lu les premiers chapitres – tout frais – à ma belle-fille, pendant le confinement de mars 2020. Je photographie Audrey, pour sa première photo d’autrice, dans la lumière miel de fin de journée. Et des deux côtés de l’appareil, l’émotion et la sacralité du moment sont palpables. De toute ma vie, je n’ai jamais été aussi heureuse du bonheur de quelqu’un d’autre. C’est encore un secret, il ne faut le dire à personne, mais j’ai envie de le crier à tous : le monde est enfin juste.Octobre : je ne suis pas sûre que cette image ressemble vraiment à mon mois d’octobre, mais elle ressemble au beau que j’ai envie d’en garder. Octobre, c’est difficile. Mon trop plein de travail m’a rattrapée, j’ai du mal à garder le cap. Je suis une cocotte-minute. Je me résouts à arrêter ma formation à la Cité des Scénaristes, je m’avoue enfin que ce métier dont j’espérais beaucoup ne sera pas le mien. C’est un deuil. Je suis épuisée, mon appareil photo pèse de plus en plus lourd, mais je ne veux pas que qui que ce soit en fasse les frais. Alors à chaque nouvelle séance, je vais puiser un peu plus profond en moi, ce que j’ai de générosité, de bienveillance, et tout simplement d’amour. Je tiens comme ça, jusqu’à parfois oublier mon épuisement. Il y a beaucoup d’instants de grâce, beaucoup d’instants de beauté. Mais sitôt l’appareil reposé, il y a aussi beaucoup de vide. J’attends novembre, et mes vacances, comme on attend une ambulance.Novembre : Avec mon amoureux, on pose nos valises à Lanzarote pour cinq semaines. Je passe les premières à fixer l’océan, à ne penser à rien, à évacuer peu à peu la difficulté des mois qui viennent de passer. Je dors beaucoup. Et puis peu à peu, je retrouve la voracité de lire. Des romans, des essais, tout y passe, sous le soleil de plomb. Ma peau dore, je me sens enfin bien. Alors revient à son tour l’envie d’écrire. Et puis celle de faire des images. Pour la première fois de ma vie, j’ai organisé un concours pour gagner une séance photo. Je retrouve Julie & Antoine dans un de mes coins préférés de Lanzarote. C’est magique. On rit beaucoup, on s’émerveille, et on va même jusqu’à se jeter à l’eau, à la nuit presque tombée. Décembre : J’ai retrouvé l’équilibre, que j’avais eu si peur de perdre dans les mois précédents. À la mi-décembre, je quitte Lanzarote apaisée, regonflée d’envie et d’élan. Bien sûr, la pandémie bat toujours son plein. Pire que jamais, j’ai l’impression. Bien sûr, tout tangue. Mais ça va. Je me fais un radeau intérieur, et je maintiens le cap. J’ai imprimé le roman que j’avais écrit en 2020, je passe la fin de l’année collée à ma bouillotte, à raturer, préciser, réécrire. Et j’espère que 2022 aura ce visage-là : celui de la naissance de mon livre.
Comme souvent avec ce bilan (ou du moins dans les années difficiles), je me demande si j’ai été impudique. Si j’en ai trop dit, trop montré, s’il ne faudrait pas enrober les choses. Mais je crois que dans une période aussi difficile, dans un contexte d’épuisement global, c’est important de dire les difficultés, de partager le fait que non, ce n’est pas facile. Ni normal.
Et si je partage tout ça, c’est aussi parce que ça va mieux, justement, et que je veux souffler ça à l’oreille de celles et ceux qui ne s’en sortent pas, de ce marasme, de cette surchauffe : ça va aller, promis.
Bon réveillon à tous et à toutes et merci de m’avoir lue !
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