Tous les ans depuis 2011, je fais mon bilan de l’année, en choisissant une photo par mois. J’obtiens à peu près toujours un résultat très emblématique de ce qui s’est passé.
Je me dis toujours qu’un jour, je consulterai ces récapitulatifs avec émotion, en me disant « oh, c’est vrai, c’est l’année où… ». Et puis 2020 arrive. Et pour une fois, je crois vraiment que je n’aurai besoin d’aucun aide mémoire pour m’en souvenir quand mes cheveux blanchiront.
Comme pour tout un chacun, cette année a été bouleversante, désarçonnante, en dents de scie. Et marquée par la peur. J’ai fait partie des confiné•e•s très sages, voire ultra-rigides. J’ai fait partie des gens qui ont tremblé très fort pour leur santé, celle de leurs proches, et celle de leur entreprise. J’ai fait partie de celles et ceux qui ont mis un pied timide dehors pendant l’été, avec toujours un masque à portée de main. Je repense avec un sourire incrédule à ce même post rituel, quand je l’écrivais l’an dernier : j’ai l’impression d’avoir pris mille ans depuis, et qu’en même temps le temps s’est arrêté. C’était hier, mais tout était différent.
Je ne vais pas mentir : photographiquement parlant, ça a été compliqué aussi pendant cette année 2020. Même si cela faisait des années que j’attendais enfin le moment d’avoir du temps pour moi, de pouvoir souffler, créer, m’arracher à la course infernale du travail, je n’ai pas pu en tirer profit autant que j’aurais voulu. L’incertitude quant à mon métier m’a grignotée jour après jour, et ce temps brusquement retrouvé ne m’a pas amenée à faire plus d’images pour moi. Au contraire, il m’a pétrifiée.
Alors voilà, le récapitulatif de cette année est différent, éclaté, hétérogène. Pour une fois, il y a beaucoup d’autoportraits, comme des jalons nécessaires que j’ai eu besoin de poser au fil des mois. Je le sais maintenant : quand j’éprouve la nécessité de me photographier, c’est qu’il faut que je sache, que je comprenne, que je dresse un bilan d’où j’en suis. Photographier, c’est sortir de la stupeur et de la cécité.
Les récapitulatifs des années précédentes :
– 2011
– 2012
– 2013
– 2014
– 2015
– 2016
Janvier : Au Festival d’Angoulême, les auteurs et les autrices s’amassent, la colère gronde dans les rues. On parle de ces mesures qui prennent les artistes à la gorge. On évoque, aussi, la difficulté grandissante de manifester, la crise des gilets jaunes, et puis cette grève qui a immobilisé le pays, dont on attendait tant… Et qui a produit si peu. Je navigue dans les bulles bondées, l’appareil photo à la main. La foule, les bises dont on se demande si elles nous refileront la grippe ou la gastro, l’espoir que le monde change… À raconter et à me remémorer tout ça maintenant, j’ai un peu le vertige.
Février : M-P, que je connais d’un ancien job alimentaire, me commande une série de portraits. Des images pour elle, avant tout, et puis un peu pour ses réseaux. On ne parle pas encore de Coronavirus, ou alors juste en rigolant, comme une menace lointaine et sans trop de réalité. Et pourtant, cette séance préfigure les quelques séances qui jalonneront mon année : il s’agit autant d’immortaliser mon sujet que d’expliciter mon regard sur les personnes que je photographie. D’essayer d’adoucir une existence, de faire affleurer leur beauté pour qu’elles aussi puissent s’en saisir. Toute cette année ressemblera à ça : la validation sociale, le regard bienveillant de ses proches, voilà ce que mon appareil photo doit tâcher de remplacer.
Mars : Cette photo est extraite de mon tout dernier reportage de commande avant le confinement, c’est une image de début de soirée, avant l’ouverture des portes et l’arrivée de la foule. C’était aussi juste avant cette brusque bascule, de l’insouciance à la vigilance extrême. L’évènement se déroulaient salle de concert, où les invités se pressaient pour la soirée de lancement d’un manga. Là encore, ce sont des images qui me laissent coite a posteriori. Les corps qui se touchent, qui se pressent les uns contre les autres, les plateaux de petits fours où on picore tous ensemble, les discussions groupées, où on parle fort et serré pour couvrir la musique… Mon dernier vestige du monde d’avant.
Avril : J’étais partie passer un ou deux jours à Quimper chez mon amoureux, j’y suis restée plus de deux mois. Sans bagages, et en croyant encore que j’allais pouvoir photographier mes mariages du mois d’avril. Je me suis activée au maximum, parce que le travail me calme : j’ai fait cours à ma belle-fille (je connais par cœur le programme de maths de 6e), j’ai fait quasiment une vidéo par jour sur mon instagram, et j’ai avancé dans l’écriture d’un roman. Malgré tout, impossible de faire des photos, impossible d’attraper mon appareil et d’en tirer quelque chose. Jusqu’à ce que, à la toute fin du mois d’avril, un rayon de soleil de fin de journée m’émeuve. Je me suis mise à photographier compulsivement une série d’autoportraits. Aujourd’hui, je crois que cette photo est l’image la plus précise et la plus nette de mon confinement : cette tempête à l’aveugle, dans laquelle j’ai avancé malgré tout.
Mai : Les premières séances post-confinement ont été teintées d’une émotion brute, qui, bien qu’attendue, m’a submergée. D’habitude, je fais assez rarement des séances grossesse et naissance. En mai, les demandes ont plu de tous les côtés : peut-être parce que c’est le type de commandes pour lesquelles la temporalité est la plus marquée. Ma reprise s’est donc passée dans l’odeur de lait et les ventres ronds, comme pour prouver que oui, le temps avait bien continué à passer. Au déconfinement, j’ai découvert des mamans ayant accouché masquées, des conjoint•e•s refusé•e•s à l’entrée des hôpitaux, des bébés tout neufs que je rencontrais avant même leurs grands-parents. J’ai parlé, aussi, avec ces femmes que personnes n’a vu enceintes, dont le ventre s’est arrondi entre les quatre murs de l’appartement, dans une vérité abstraite aux yeux des autres. Elles m’ont raconté les maternités qui annulent les rendez-vous les moins vitaux, et qui n’ont d’autres choix que de laisser les femmes enceintes sans réponses à leurs questions. Mes images ont remplacé le regard social, et elles ont soudain pris une importance folle, démesurée : la responsabilité de remettre à leur juste place ces éléments clés d’une vie.
Juin : Ma saison devrait battre son plein, je devrais bourrer un emploi du temps plein à craquer, raccourcir les nuits, optimiser les minutes de latence. Et puis non, tout est annulé. C’est la première fois, depuis des années, que je peux profiter de la douceur de Paris au mois de juin. Bien sûr, je suis encore masquée, j’évite les transports et passe de longues heures à marcher dans la ville avec des podcasts sur les oreilles. J’ai. le. temps. Malgré l’angoisse, les reports, les annulations, ce mois de juin est une grande respiration. Comme par exemple lorsque je me balade avec mon amie Manon, et qu’on peut s’arrêter au détour d’un escalier coloré pour improviser une petite séance photo.
Juillet : C’est une reprise timide, avec mon premier mariage de l’été, réinventé avec force gestes barrière, réaménagement de la journée et organisation sanitaire minutieuse. Les masques n’atténuent pas l’émotion, et je photographie, bouleversée, des familles qui se retrouvent et des yeux qui s’embuent. Je sais d’ores et déjà que cette saison réduite sera historique, et je fais de mon mieux pour réinventer mon métier dans ces drôles de conditions. C’est aussi le mois durant lequel je finis l’écriture de mon roman.
Août : Le premier mois presque normal côté travail, et je me rends compte d’à quel point toute cette agitation m’avait manqué. Je sillonne la France, je prends des trains et des bateaux, je me jette toute entière dans cette parenthèse de quasi-normalité. Pourtant, je suis toujours masquée FFP2, au milieu de gens émus qui s’embrassent, font la fête. Même si ça ne gâche en rien la joie que je ressens à assister à ces évènements, j’ai parfois l’impression d’être une cosmonaute à la plage. Un etémoin privilégié du retour à la vie, mais sous scaphandre.
Septembre : Je profite des derniers vrais beaux jours, pour retenir encore un peu l’été et ses promesses de normalité. Je passe beaucoup de journées dehors, je m’attarde dans les parcs et au bord de l’eau. Je savoure. Comme lors de cette séance toute douce et si joyeuse avec Alicia Guet-Brohan, dans le soleil de fin de journée. Le shooting se termine par une longue conversation, un peu chuchotée, dans la nuit qui tombe, assises sur un escalier à la sortie du parc. C’est l’été que j’attendais qui arrive, à l’aube de l’automne.
Octobre : J’entame le mois d’octobre pleine d’une confiance nouvelle. J’ai la chance immense de photographier un mariage incroyable dans les Cyclades, je visite l’Acropole d’Athènes presque vide, je me sens regonflée de cet été/automne rempli d’aventures. Je photographie une série d’autoportraits, que j’intitule (au second degré évidemment) « Autoportraits de la maturité ». Je me sens confiante, remise sur les rails après un long printemps chaotique. Je pars en vacances au soleil, glaner ma dose d’insouciance annuelle.
Novembre : La nouvelle du reconfinement est arrivée pendant mes vacances, suivie d’une pluie de mails pour reporter ou annuler les engagements que j’avais pris pour les temps à venir. La réponse me paraît évidente, toute saugrenue qu’elle soit pourtant : je natte mes cheveux, et les découpe avec une paire de ciseaux. Puis, je demande à mon cher et tendre de sortir la tondeuse. Bref, pour la première fois de ma vie, je me rase le crâne. À moitié par jeu (en me disant que de toute façon, je serai confinée, et que c’est bientôt la saison des bonnets). À moitié par besoin de recommencer à zéro. Je ne comprends pas encore tous les mécanismes à l’œuvre dans cette évidence, mais il y a une histoire de deuil, d’acceptation, de mesure du temps qui passe aussi. Sitôt rentrée chez moi, j’installe le studio et photographie une nouvelle série d’autoportraits. Ceux-là, je les ai appelés « Autoportraits de l’impermanence ». Sans ironie aucune.
Décembre : La fin d’année se traîne, 2020 n’en finit pas de se finir. Il y a quelques douceurs, çà et là, pour atténuer la lassitude de ce mois de décembre poussif. Comme cette séance, in extremis, pour la grossesse de ma copine Caroline. Je l’ai déjà dit : cette année, les jolies choses et les souvenirs qu’on s’en fabrique ont eu une importance démesurée. En tant que photographe, il m’a fallu adoucir, témoigner, montrer ce qui est précieux.
Voilà pour ce bilan d’une année ultra étrange, dont on se souviendra longtemps. Je me garde de formuler de grands vœux pour 2021, mais je m’y engage avec enthousiasme et curiosité, en me demandant ce qui nous attend pour cette nouvelle décennie… D’ici là, prenez soin de vous, je vous souhaite beaucoup de joie et d’apaisement !
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